Les cadres sortiront-ils d’un silence qui leur pèse de plus en plus ? «Le dernier manager à avoir récriminé (pour une raison parfaitement valide) avait eu le choix entre une mutation en Finlande ou un licenciement à l’amiable… Depuis, tous les managers se taisaient, même si chacun avait le sentiment que le fonctionnement de l’entreprise se délitait inexorablement.»
Cet extrait du roman d’Alain Bron, qui décrit les dérives du management à travers les « yeux » d’un aveugle, annonce une plongée dans le monde des multinationales pour comprendre in vivo les fondements du silence des cadres : la loyauté à l’égard de l’entreprise inhérente à leur rôle, et les dynamiques divergentes entre le PDG du 26e étage, dont l’obsession est d’« être le n° 1 mondial », et celle de tous les autres cadres supérieurs, managers de proximité ou chefs de projet , qui est d’« arpenter l’étage et de tâter le pouls des équipes » afin d’améliorer l’efficacité quotidienne.
Vingt-sixième étage est un roman, « une fiction sans rapport avec des personnes, des lieux ou des faits réels », comme il est d’usage de le préciser. Mais il met en scène l’évolution de la place des cadres dans l’entreprise, telle que rapportée par cet autre livre, Le Silence des cadres, enquête du sociologue Denis Monneuse menée à travers 200 entretiens qualitatifs sur dix ans.
Leur positionnement au cœur de l’évolution de l’organisation du travail les place dans une situation de « servitude volontaire : le cadre intériorise les contraintes de l’entreprise », rappelle-t-il dans son essai, qui décortique leur malaise en les faisant sortir de leur silence.
Le malaise des cadres peut paraître comme une antienne. A chaque trou d’air conjoncturel, les sondages témoignent de ce mal-être de cadres placés « en porte à faux entre des salariés qui sont en attente de proximité et une direction générale qui cherche à réduire le taux d’encadrement pour diminuer la masse salariale », explique-t-il.
Les cadres sont pourtant plutôt épargnés par le chômage, par rapport au reste de la population. Les offres d’emplois-cadres étaient même légèrement à la hausse en avril, selon l’Association pour l’emploi des cadres (APEC). Mais c’est un fait : « Le malaise des cadres s’accentue », indiquait le 22 mai un sondage Ugict-CGT réalisé par Viavoice.
Davantage que leur propre emploi, c’est leur rôle de chef d’orchestre des réorganisations à répétition qui nourrit leur malaise.
D’une part, parce qu’ils sont de plus en plus souvent amenés à prendre des décisions contraires à leurs principes. « C’est un des principaux inconvénients d’être cadre, selon eux (…). Le discernement entre loyauté à l’entreprise et fidélité à soi-même est l’une des choses les plus difficiles à effectuer », rapporte M. Monneuse.
Dans le roman d’Alain Bron, un cadre « historique » de l’entreprise, Jean-Paul Delgado, cherche à contourner l’ultimatum qui lui est fait d’établir une liste nominative de licenciements : « Quelques mois seulement après avoir embauché plusieurs dizaines de jeunes diplômés, il faut maintenant les licencier ! », s’indigne-t-il.
« Il devait déterminer qui passerait entre les gouttes et, accessoirement, décider de son propre sort. Mais rira bien qui rira le dernier… », écrit le narrateur. Jean-Paul Delgado assume en silence le poids de ses dilemmes, et prépare sa propre révolte.
D’autre part, parce que ces réorganisations s’inscrivent dans un contexte de déstabilisation croissante de l’organisation, dont une étude publiée par l’APEC en mars établit une liste : restrictions budgétaires, toujours plus de tâches en même temps, raccourcissement des délais, augmentation du nombre de projets, arrivée d’un nouveau DG ou PDG (Synthèse no 2014-03).
L’équilibre contribution/rétribution en est fragilisé. Alors même que l’accord tacite par lequel l’entreprise assure rémunération et évolution de carrière en contrepartie de la loyauté a été écorné.
Les plans de carrière ne sont plus toujours au rendez-vous, et les cadres sont la catégorie dont les revenus ont le moins augmenté ces dernières années, indique la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques au ministère du travail (« Activité et conditions d’emploi de la main-d’œuvre », septembre 2013).
L’image du cadre en ressort ternie. «40 % des cadres s’estiment perdants», note M. Monneuse. Trois bonnes raisons de jeter l’éponge. Le silence imposé aux cadres par leur loyauté à l’entreprise pourrait en être brisé.
Mais ils continuent de se taire. Car le silence a ses raisons que nul cadre n’ignore. Le consensus sur les valeurs de l’entreprise, même s’il n’est qu’apparent, est un moteur vital à la réalisation des projets. « Si les chefs s’en foutent, aucune chance que les salariés suivent », fait dire Alain Bron à l’un de ses personnages pour justifier l’importance pour les cadres de communiquer sur les valeurs de la direction.
Le silence est aussi le meilleur moyen de ne fermer aucune porte, explique M. Monneuse : pour rester engagé dans son métier quel que soit l’avenir de l’entreprise, pour se replier sur son activité afin de limiter sa charge de travail, pour résister sans en avoir l’air, voire pour préparer sa sortie.
Les cadres sont « obnubilés par le poste d’après », dit M. Monneuse. Plus d’un cadre sur deux a refait son CV dans l’année, constate l’APEC. Quelles qu’en soient les raisons, le silence des cadres n’est donc souvent que de façade.
LE MONDE | 28.05.2014 Anne Rodier